Par Arnauld Pierre
1906
9 avril : naissance de Gyözö Csiszár à Pécs en Hongrie, troisième enfant hors mariage de Anna Csiszár et Gyözö Lajos Vásárhelyi. Anna est née à Trnava dans l’actuelle Slovaquie, tandis que Gyözö, qui exerce la profession de maître d’hôtel, est originaire de Timisoara en Roumanie. La légende familiale le présente comme l’héritier ruiné d’une famille noble issue de Kézdivásárhely, aujourd’hui Targu Secuiesc en Transylvanie roumaine.
1908
Mariage de Anna Csiszár et de Gyözö Vásárhelyi. Le 20 mai, l’enfant est reconnu par son père, dont il prend le nom. Il grandit à Trencsén puis dans la ville d’eau de Pöstyén, dans le nord de la Hongrie.
1919
Les Vásárhelyi fuient Pöstyén, devenue Piestany, lors de son rattachement à la Tchécoslovaquie, et s’installent à Budapest où vit déjà une sœur de Gyözö, Vilma Vásárhelyi, actrice alors en vogue.
Nous étions dans un dénuement total. Ma mère vendait ses bijoux. On s’entassait dans un appartement minable, au fond d’un quartier populaire. J’ai essayé de faire ma médecine. Absurde, dans cette débâcle. Il n’y avait pratiquement pas de cours. Sans travail, coupée de l’Autriche, donc de l’Occident, toute l’intelligentsia sombrait dans le désespoir.
1921-1925
Le jeune Vásárhelyi étudie dans une école professionnelle où il suit, en plus des matières générales, des cours d’économie, de gestion et de correspondance commerciale en français et en allemand.
À partir de 1922, il est également inscrit à l’Académie libre de dessin et de peinture d’Arthur Podolini-Volkmann où il étudie sur plâtre et modèle vivant.
Lorsque j’avais neuf ans, un maître autrichien nommé Krammer a vu mes peintures à l’huile, il m’a prédit un brillant avenir. A dix-neuf ans, j’étais très fort à l’Académie, un autre maître de Budapest, Podolini-Volkman, en témoigne, je voulais être peintre, puis Bortnyik m’a convaincu de la primauté des arts modernes tels que la publicité, le décor de théâtre et de cinéma, etc. Si la guerre n’avait pas éclaté, aujourd’hui je serais l’égal de Capiello, Colin, Cassandre… Qui sait, peut-être aurais-je été metteur en scène à la UFA.
1925-1928
Vásárhelyi travaille comme aide-comptable pour la firme pharmaceutique et chimique Labor, puis pour la S.K.F., société suédoise de roulements à billes. C’est dans ce cadre qu’il exécute ses premiers travaux publicitaires :
Chez moi, on mourait de faim. J’ai cherché du travail. Aide-comptable dans une maison de roulements à billes. L’ennui. Un jour mon patron m’a demandé des affiches pour sa marchandise. […] J’ai fait les affiches qu’on me demandait. Puis une autre pour un concours. Je n’ai pas gagné. Mais les résultats étaient publiés dans La Vie publicitaire. C’est là, dans cette revue, que j’ai eu la révélation de l’art moderne. Un coup de foudre. J’avais vingt-et un ans. Il y avait des tas d’affiches inspirées par le Bauhaus […]. Et puis, dans cette revue, il y avait une annonce : le peintre Bortnyik, qui revenait précisément du Bauhaus, allait ouvrir un cours où en six mois il se proposait d’enseigner ce qu’il avait lui-même appris à Dessau. J’ai quitté ma place d’employé.
1929
Vásárhelyi entre au Mühely de Sandor Bortnyik, école d’arts appliqués où il reçoit un enseignement pluridisciplinaire inspiré par la philosophie du Bauhaus. Il y rencontre sa future épouse, l’artiste Klára (Claire) Spinner.
Ce que nous préférions, c’était les études purement abstraites, considérées par nous comme l’art suprême. Nous devions exprimer en forme, couleur et matière l’équivalent plastique de notions telles que : aigu, sourd, tendu, mou, calme… Dans nos discussions, Kandinsky, Le Corbusier, Malévitch, Lissitzky et, curieusement, Chagall, étaient analysés, encensés, adorés. Quand je quittai la Hongrie en 1930, j’avais déjà absorbé tout ce que la culture abstraite avait créé à ce moment-là.
1930
Vásárhelyi participe avec ses condisciples du Mühely à l’Exposition du Livre et du Design publicitaire qui se tient au Musée des Arts appliqués de Budapest, et répond à ses premières commandes publicitaires :
J’ai pu manger, même me payer du matériel… Mais j’étouffais : ce pays en décomposition, coupé de tout… J’ai décidé de partir. En Allemagne d’abord. Les Chemises Brunes s’agitaient un peu trop. J’ai choisi Paris.
À l’automne, il quitte la Hongrie pour venir s’installer à Paris, à proximité de la place d’Italie, où Klára Spinner le rejoint quelques semaines plus tard. Il commence à travailler comme graphiste publicitaire pour l’agence Havas, tandis que Spinner est embauchée par la maison d’éditions et de créations publicitaires Tolmer.
1931
Juin : mariage de Gyözö et Klára, qui vient de tomber enceinte de leur premier fils, André ; Jean-Pierre, le futur artiste Yvaral, naît en 1934.
1932
Vásárhelyi est embauché comme « dessinateur-créateur » par l’imprimeur Draeger, à Montrouge, sur la foi notamment de ses Étude en bleu et Étude en vert. Il commence à franciser son nom en Victor Vasarely, sauf pour ceux de ses travaux publiés ou exposés en Hongrie.
Rencontre le sculpteur Étienne Béothy et fréquente les cercles d’artistes à Montparnasse, qui le déçoivent :
Il y a là des Russes, des Roumains, des Polonais, des Allemands, et cependant il n’est jamais question d’abstraction ou de constructivisme ; quant au Bauhaus, son nom lui-même est pratiquement inconnu. À l’époque, Malévitch est totalement ignoré à Paris […]. On parle de Braque avec respect et déjà, on se gargarise avec le nom de Picasso. Je m’aperçois, en réalité, que ce qu’on appelle « la peinture » ne m’intéresse pas.
1933
24 septembre-8 octobre : la première exposition personnelle de Vásárhelyi se tient au Ernszt Muzeum de Budapest, avec une sélection de travaux publicitaires.
1935
Associé à l’éditeur Roger Bessard, spécialisé dans les encarts pharmaceutiques et médicaux, Vasarely accroît son activité rémunératrice de dessinateur publicitaire et se lance dans la production de ses « études graphiques ». Ces dernières devaient former la base systématique d’un enseignement rénové des arts appliqués dans le cadre d’une « Haute École des Arts Graphiques » qui ne verra jamais le jour :
J’ai maintenant plusieurs collaborateurs réguliers qui se chargent de l’exécution technique de mes idées, d’après les dessins précis au crayon que je leur donne. Je gagne ainsi un temps énorme, car un rendu impeccable est un travail long et fastidieux. C’est cette méthode de travail qui me permet de consacrer suffisamment d’énergie à mes recherches fondamentales.
1940-1944
Au début de l’Occupation, alors que sa famille s’est réfugiée dans le Lot puis en Hongrie chez ses beaux-parents, Vasarely fait la rencontre de Denise Bleitbreu (Denise René) au Café de Flore. Il l’incite bientôt à transformer les locaux de son atelier de mode, un appartement de trois pièces au 124 de la rue La Boétie, en une galerie d’art, déclarée au registre du commerce le 1er février 1944 :
Pour ma part, ma place, je le sentais, était à Paris ; c’est seulement là que je pouvais, en dépit des événements, continuer à faire la seule chose qui m’intéressait, qui était ma raison de vivre : chercher et créer. Nous avons, Denise René et moi, de longues conversations où nous envisageons toutes sortes d’avenirs possibles. Personnellement, je pense qu’elle a les meilleurs atouts, pour ouvrir, dans l’immeuble de la rue La Boétie, une galerie où on exposerait les peintres contemporains, à commencer par ma propre production, en particulier celle de la période qui porte maintenant le nom de ‘Études graphiques’.
1944
Novembre-décembre : « Dessins et compositions graphiques » depuis 1935 font l’objet de la première exposition personnelle de Vasarely en France, à la galerie Denise René. Initialement prévue en juillet (du 13 au 30 selon le carton d’invitation alors imprimé), elle a été repoussée à l’automne en raison des circonstances et de la Libération de Paris. Au nombre de quatre-vingt, ces études constituaient aux yeux de l’artiste non seulement le socle de ses projets inaboutis d’enseignement des arts graphiques, qui devait faire l’objet d’un vaste album accompagné de textes didactiques, mais aussi le fondement d’une nouvelle langue visuelle, préfigurant le projet de l’alphabet plastique :
Si je compare la publicité à une langue, le trait, les formes et les couleurs en constitueront l’alphabet ; les études particulières formeront son vocabulaire, à l’aide duquel on parviendra aisément à former les phrases les plus compliquées.
Vasarely développe très tôt la conscience du potentiel plastique dont ces études pourraient être porteuses pour les développements de son art :
Rentré chez moi, je feuillette mes « études graphiques » de 1929-1934-1937. Je suis parcouru de bizarres sensations. Ces choses de dix à quinze ans sont beaucoup plus actuelles que ma peinture d’aujourd’hui… Qu’est-ce que cela donnerait avec une autre intention ?
1946
Juin-juillet : trente-six toiles d’inspiration surréaliste et crépusculaire, constituant la série des Imaginoires, nommée par Jacques Prévert dans le poème du même titre inséré dans le catalogue, sont exposées à la galerie Denise René. Elles révèleraient, selon l’auteur anonyme de la préface, « un homme en proie à son angoisse fondamentale autant qu’à la concrétisation décisive de ses représentations les plus secrètes » :
Les tableaux de cette époque sont très marqués par la guerre et les horreurs monstrueuses des camps de concentration, sur lesquels toute la vérité venait d’éclater ; comme tout un chacun, j’avais été épouvanté.
1947
Juillet : participe à l’exposition « Peintures abstraites » à la Galerie Denise René, avec Dewasne, Magnelli, Hartung, Poliakoff, Schneider, entre autres.
Séjour à Belle-Île d’où naissent les toiles biomorphiques de la série Belle-Isle, inspirées par le sentiment océanique de l’unité fondamentale des rythmes vivants :
Dans les galets, dans les morceaux de verre de bouteilles brisées, je suis certain de reconnaître la géométrie interne de la nature.
1948
Découverte par l’intermédiaire de Jean Deyrolle du village provençal de Gordes où Vasarely achète une maison quelques années plus tard. Début d’un nouveau cycle d’œuvres (Cristal-Gordes) inspirées par la géométrie angulaire du site :
Villes et villages méridionaux dévorés par un soleil implacable m’ont révélé une perspective contradictoire. Jamais l’œil n’y réussit à identifier l’appartenance d’une ombre ou d’un pan de mur : pleins et vides se confondent, formes et fonds alternent. Tel triangle s’unit tantôt au losange de gauche, tantôt au trapèze de droite, tel carré saute plus haut ou vacille vers le bas, selon que je l’accouple à une tache vert sombre ou à un morceau de ciel pâle.
Les craquelures des carreaux du métro parisien lui inspirent par ailleurs les œuvres de la série Denfert.
1950
29 avril-12 mai : l’exposition « Vasarely, peintures abstraites », qui comprend quarante numéros, se tient à la Galerie Denise René avant de voyager à Copenhague, à la galerie Rasmussen :
Je médite sur l’apport de ma première exposition abstraite. Que je n’aie rien vendu, c’est presque réconfortant. Je suis conscient de la valeur des toiles telles que : Yamada, Ho, Granada, Sénanque, Bhopal, Dallas, Aquila, Chillan, Imbituba, Baritoë, Celenderis, etc. Celles-là mêmes ou leurs développements iront dans les grandes collections et les musées. J’en suis certain, mon exposition se situe à un carrefour, je choisis sans hésitation la voie de l’avenir. Je vais donc fausser compagnie aux collègues, c’est inscrit dans mes toiles. Tant pis, s’ils ne remarquent rien. […] Je m’en irai seul à la conquête des dimensions supérieures. Dans dix ans la rupture sera totale.
1951
Léon Degand dresse au début de l’année pour la revue italienne Spazio un bilan de « l’art abstrait en France », qui donne une place privilégiée à Vasarely :
De ce côté, la personnalité de Vasarely commence à se détacher très clairement. Admirateur de Magnelli, dont il apprécie hautement l’étonnant exemple, il se garde d’imiter ce maître, tout en s’efforçant de le battre sur son terrain, celui de la rigueur et de l’ordonnance monumentale. […] Avec, pourtant, chez Vasarely, le désir encore insatisfait, de conquérir l’espace par des moyens chromatiques et impalpables afin d’y localiser des expressions plastiques à plans multiples, qui ne relèveraient ni de la peinture, ni de la sculpture, ni d’aucun mode de construction basé sur l’emploi de matériaux opaques.
Toujours selon Degand, « Vasarely présente, avec Ménerbes, la peinture la plus accomplie, la plus saisissante, la plus chaudement vibrante de tout le Salon de Mai. » Tandis que pour Pierre Guéguen, Yellow est « l’œuvre maîtresse » de la salle des abstraits à la Biennale de Menton :
Par la fermeté de ses formes, l’audace de ses contrastes, la toile de Vasarely constitue une noble symphonie en yellow mineur.
15 juin-12 juillet : l’exposition « Formes et couleurs murales » à la galerie Denise René réunit dans une commune aspiration à l’intégration de l’art dans l’architecture Jacobsen, Dewasne et Vasarely, qui vient de donner son adhésion au Groupe Espace fondé par André Bloc. Il montre une large composition en quadriptique, destinée à la transposition sur panneaux de ciment, mais aussi ses Photographismes, agrandissements photographiques à l’échelle du mur de trames linéaires en noir et blanc déformées.
Vasarely conçoit la couverture du numéro de décembre de la revue Art d’aujourd’hui, entièrement consacré à l’exposition itinérante « Klar Form » qui se déroule à Copenhague, Helsinki, Stockholm et Oslo, à l’instigation de la galerie Denise René.
1952
Le Vasarely de Jean Dewasne est la première monographie consacrée à l’artiste, par l’un de ses pairs. Vasarely s’y explique sur son processus créateur où l’intuition formelle est encore hautement valorisée :
Je vois, j’imagine, je sens monter en moi une couleur obsédante et tenace. Cette couleur doit se présenter sous une forme. Je cherche, je tâtonne en moi jusqu’à ce que je puisse la définir clairement, plus ou moins ronde ici, pointue là, ouverte à gauche, balancée dans un tel sens autour d’un centre idéal de gravité plastique. Cette forme sera très simple au fond. Elle sera le tableau futur. Je mettrai rarement d’autres petites formes à l’intérieur. Mais j’en mettrai autour pour renforcer l’expression par contraste ou par lutte.
16 mai-10 juin : Vasarely expose à la Galerie Denise René trente-six œuvres réalisées entre l’automne 1950 et le printemps 1952. À cette occasion, Léon Degand fait paraître une importante étude dans Art d’aujourd’hui :
Vasarely cultive avec prédilection sa faculté toute personnelle de joindre ou de séparer formes et couleurs selon leurs relations les plus tendues. Sa logique picturale est de celles que l’on ne parvient pas à prendre en défaut. […] Voici une œuvre qui porte témoignage, avec une intensité rare, sur l’énergie psychologique qui se dépense à l’époque picturale que nous vivons.
1954
23 janvier-3 février : une rétrospective de soixante-dix œuvres réparties en cinq séries (Arcueil, 1948 ; Belle-Isle, 1947-53 ; Cristal, 1949-53 ; Denfert-Gordes, 1950-53 et Belle-Isle-Gordes, 1951-53) se tient au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles avant de faire étape à Liège. Comme le rappelle Roger van Gindertael, tout aussi complète soit-elle, cette exposition « ne peut faire état que de la forme ‘tableau’ déjà dépassée par les intentions de Vasarely » :
Comment concilier ces terribles erreurs et contradictions dans un moment où je médite un fulgurant renouveau par la couleur-lumière dans la quatrième dimension, en entraînant bientôt dans mon sillage les plus courageux, les meilleurs de l’avant-garde. Pour le moment, j’avance avec les moyens du bord. Avec un aide, j’aurais pu terminer la phase préparative de mes films depuis longtemps. Une immense matière est déjà prête, une autre en cours. Les prises de vue commenceront au début de 1956.
Vasarely donne peu de temps après dans les colonnes de la revue Cimaise sa première évocation de l’« unité plastique » :
De l’incommensurable complexité de la création antérieure, les abstraits ont dégagé la dualité forme-couleur, qui en est l’essence, et que j’appellerai désormais « l’unité plastique », ou « l’unité » tout court. Elle est la « chose » même dans sa splendide simplicité, mais elle est aussi d’une extrême diversité, au même titre que le corps simple de la chimie. « L’unité » est belle déjà par elle-même. Elle représente une première forme de la sensibilité. […] C’est elle, une fois discernée et définie qui a permis l’abandon des éléments étrangers à la peinture, le passage du compliqué à l’essentiel, du plan à l’espace et de l’inertie au mouvement.
Puis, dans « L’artiste et l’éthique », il proclame ses convictions envers la science et l’avenir dynamique de la plastique visuelle :
L’âge atomique se dessine avec la nouvelle cité géométrique polychrome et solaire. L’art plastique y sera cinétique, multi-dimensionnel et communautaire. Abstrait à coup sûr et rapproché des sciences. […] Dénonçons les nostalgies du passé : aimons notre époque, qui sera une « haute époque » un jour. Finissons-en avec la « Nature » romantique ; notre Nature à nous c’est la Biochimie, l’Astrophysique et la Mécanique ondulatoire. Affirmons que toute création de l’homme est formelle et géométrique comme la structure secrète de l’Univers.
Le chantier de la Cité universitaire de Caracas, dont l’architecte Carlos Raul Villanueva souhaite faire un manifeste en faveur de l’art moderne, offre à Vasarely sa première occasion de concrétiser ses idées sur l’intégration de l’art à l’architecture. Il conçoit une claire-voie en lames de duralumin qui change d’aspect avec les déplacements du spectateur, des panneaux de céramique aux motifs linéaires inspirés des Naissances, et une composition murale, Hommage à Malévitch. Ces réalisations voisinent avec un remarquable ensemble d’œuvres de Arp, Calder, Pevsner, Laurens, Léger, etc.
Il participe également à l’exposition « Architecture Formes Couleur », organisée à Biot par le Groupe Espace, avec un Elément plastique spatial en mouvement par déplacement du champ visuel, prélude aux « œuvres cinétiques profondes » qui jouent sur la superposition de trames linéaires pour engendrer l’illusion du mouvement.
1955
6-30 avril : Vasarely présente deux Études cinétiques sur panneaux transparents échelonnés en profondeur dans l’exposition « Le Mouvement » à la Galerie Denise René, qu’il a contribué à organiser. Dans ses « Notes pour un manifeste », publiées à cette occasion, il annonce l’avènement de « la nouvelle beauté plastique-cinétique mouvante et émouvante » qui transforme le tableau en écran de projection :
L’écran est plan mais, permettant le mouvement, il est aussi espace. Il n’a donc pas deux, mais quatre dimensions.
Vasarely y précise également sa définition de l’« unité plastique » :
Forme et couleur ne font qu’un. La forme ne peut exister qu’une fois signalée par une qualité colorée. La couleur n’est qualité qu’une fois délimitée en forme. […] Deux formes-couleurs nécessairement contrastées, constituent l’unité plastique, donc l’unité de la création : éternelle dualité de toutes choses, reconnues enfin pour inséparables.
A la fin de l’année, une exposition personnelle comprenant cinquante-six œuvres de 1946 à 1955 est présentée à la galerie Denise René. C’est la première apparition d’un groupe de tableaux qui ouvre l’abondante série des Noirs et Blancs. Le luxueux catalogue est préfacé par Michel Seuphor, qui situe l’art de Vasarely au-delà de la tradition constructiviste :
Les constructivistes sont donc ses maîtres. C’est eux, croit-il, qui incarnent le mieux l’esprit du temps. Il faut donc les continuer, mais aussi les amplifier, étendre leurs conquêtes dans tous les sens. Il ne se contente pas de marcher sur leurs traces. Le carré noir de Malevitch est une fenêtre ouverte par où Vasarely saute dans le vide. Il entre dans une guerre de mouvement, il ouvre grandes toutes les portes aux querelles, le courant d’air est roi. Même le carré pivote. Il s’émiette en erreurs d’optique. Eppur si muove ! s’écrie Vasarely, si ce n’est pas l’objet qui bouge c’est le spectateur, tout est mouvement, tout est espace !
Pour sa part, le critique Pierre Guéguen voit dans cette évolution l’expression de « la peinture abstraite, par excellence », « l’abstraction totale, sobre et puissante, réduite au minimum de matière pour le maximum d’effet » :
Certains tableaux sont blancs sur fond noir ou inversement. Dans les premiers, le découpage blanc reçoit à son tour de petits découpages noirs, triangulaires ou carrés, qui entrent noirement dans la forme blanche pour la faire cligner. Dans les seconds, des formes infernalement noires coincent presque toute la surface d’une forme blanche, l’oppressent, l’oppriment, la font crier. Ces clignements et ces cris sont mouvement pour notre rétine et exercent sur elle le maximum de fascination par contraste, fascination non dramatique mais magique. La magie propre au blanc et noir est de vous suggérer de façon frappante le duel en nous et hors de nous, de forces physiques et métaphysiques contraires, avec une simplicité brutale qui nous fait toucher le mystère.
Herta Wescher relativise quant à elle l’effort poduit par Vasarely pour trouver une issue hors des techniques traditionnelles :
On s’étonne de ce que toutes ces expériences techniques, frôlant parfois la prestigiditation, n’ont jamais détourné Vasarely de la peinture dite de chevalet, et la surprise est plus grande encore de constater que c’est dans ce domaine justement que ses qualités sont le plus incontestables.
L’artiste, quant à lui, publie un texte décisif où, sous la notion de « re-création », il théorise une démarche créatrice qui conteste le privilège de l’œuvre d’art unique et originale pour valoriser un art fondé sur l’agrandissement de prototypes en vue de leur application à des supports divers ainsi qu’à la diffusion de ce qu’il appellera plus tard, d’une formule volontairement paradoxale, des « originaux multiples » :
Cet agrandissement, ou « mise en fonction », est dans tous les cas une deuxième création (re-création), signée par le créateur, ou par le re-créateur. De nouveaux types d’artistes vont naître : le « plasticien metteur en scène », le « plasticien chef d’orchestre ». […] Incarnée dans la peinture de chevalet, la pièce unique n’est pas dépassée au sens positif du mot, mais nous assistons au virement de l’égocentrique au collectif. Il faut pouvoir relier les rarissimes êtres émetteurs à la multitude des êtres récepteurs. Ainsi l’original, qui est à l’œuvre ce que le grain est au pain, n’est en réalité qu’une chose en puissance. Terme d’antan, il est départ à présent, départ d’une re-création en vue d’une nouvelle fonction.
1956
Un ensemble d’œuvres de Vasarely est présenté à Stockholm, Galerie Blanche, en septembre. Dans le catalogue qui l’accompagne, Ulf Linde commente les tableaux en noir et blanc en se référant au ying-yang de la pensée orientale.
L’artiste du groupe Madí Gyula Kosice, venu à Paris rencontrer Vasarely, lui attribue « la paternité indiscutable de la plastique cinétique ». Son texte marque la reconnaissance importante de Vasarely en Amérique du Sud où il expose l’année suivante, au Musée national des Beaux-Arts de Buenos Aires, puis au Musée d’Art moderne de Montevideo, et en 1959 au Musée des Beaux-Arts de Caracas.
1957
Vasarely participe à l’exposition « Architecture contemporaine, intégration des arts », organisée au Musée des Beaux-Arts de Rouen par la revue L’Architecture d’aujourd’hui et l’architecte Claude Parent.
1958
Début d’une fructueuse collaboration avec l’architecte Jean Ginsberg pour qui Vasarely crée des panneaux d’aluminium encadrant l’entrée d’un immeuble situé boulevard Lannes à Paris et, à l’entrée d’un immeuble de la rue Camou, une mosaïque murale « dont la situation en avancée oblige le passant à enregistrer un certain nombre de sensations optiques par lesquelles l’artiste cherche justement à toucher sa sensibilité. » Deux autres réalisations suivent en 1959 et 1960.
La Rose Fried Gallery à New York offre à Vasarely sa première exposition personnelle aux États-Unis.
1959
2 mars 1959 : Vasarely dépose à la Spadem le brevet de l’Unité Plastique, formée par l’association d’une forme géométrique simple (rond, triangle, carré, rectangle ou ellipse) et du fond carré de couleur pure dans laquelle elle s’inscrit. Leurs combinaisons formelles et chromatiques (six formes et six couleurs) constituent les éléments fondamentaux de ce que l’artiste nomme, d’après celui d’Auguste Herbin, l’« alphabet plastique ».
Tandis que Vasarely est invité à la 2e Documenta de Cassel, la galerie Der Spiegel à Cologne présente un groupe de vingt-quatre œuvres. Le luxueux catalogue édité à cette occasion adjoint les partitions de Stockhausen pour la XIe de ses Klavierstück, « Gesang der Jünglinge ».
En novembre-décembre, une nouvelle exposition de « Tableaux cinétiques » se tient à la galerie Denise René. Dans son compte-rendu, Claude Rivière place l’œuvre, et notamment les tableaux en blanc et noir, sous le signe de la « simultanéité » et de la vitesse perceptive :
Alors que le spectateur croit saisir une forme pure, déjà l’œil est arrivé à une autre forme et c’est comme un scintillement, une course effrénée qui essouffle et vainc la vision.
Dans un essai ambitieux, qui affirme l’existence d’un langage spécifique de l’art et d’une forme de pensée picturale, l’artiste et théoricien d’origine hongroise François Molnar considère l’apport de Vasarely au prisme de la théorie de l’information et de la cybernétique. Les œuvres de son compatriote, dont les unités constitutives se prêtent à une quantification exhaustive, lui semblent annoncer la possibilité de fonder une « science de l’art » et une « esthétique expérimentale » :
Ne pourrait-on pas considérer certaines formes chez Vasarely comme les « routines » et « sous-routines » des machines à calculer ? Ne pourrait-on pas considérer quelques-unes de ses formes comme les pré-corrections du domaine de la théorie de l’information ? D’une façon plus générale, ne pourrait-on pas examiner la distribution des formes d’un tableau sur la base statistique-probabiliste et renvoyer ainsi l’esthétique dans le domaine de la théorie de l’information ? […] Le problème était insoluble jusqu’à aujourd’hui. Mais, à partir de quelques récentes toiles de Vasarely, ce dénombrement devient possible (paradoxalement des œuvres très anciennes de Vasarely se prêtent déjà sinon à un calcul micro-esthétique, tout au moins à un calcul de la valeur informative de l’œuvre ; il semble qu’on puisse même l’exprimer en Bit).
1960
30 janvier-14 février : un ensemble de soixante-sept œuvres, représentatif de la production de la décennie écoulée, est exposé au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles.
Octobre : parution dans le magazine belge Les Beaux-Arts d’un important essai de Vasarely annonçant l’avénement prochain d’une « civilisation-culture planétaire » réclamant sa propre langue visuelle universelle, fondée sur une « nouvelle science de la plasticité » et alimentée par une « banque plastique » informatisable :
L’idée de la Banque Plastique consiste dans la collecte de ces éléments simples — évidemment géométriques —, tels des atomes qui s’agglutinent en molécules et sont parcourus de vie, s’organisent, se perfectionnent, pour nous donner en fin de compte les multiformes plastiques, s’intégrant dans tous les secteurs humains. […] C’est de cette ‘Banque Plastique’ que jaillira le ‘folklore planétaire’, assurant la concomitance civilisation-culture.
1961
Vasarely participe avec quatre œuvres, dont Tlinko (1956) et Vega (1957), à l’exposition « Bewogen Beweging », organisée par Pontus Hulten au Stedelijk Museum d’Amsterdam, premier bilan muséal de l’art cinétique.
Vasarely réalise le quatrième numéro de la revue Gorgona, éditée à Zagreb par le groupe éponyme. L’artiste fait courir sur plusieurs pages dépliables une trame linéaire issue de la série des Naissances, précédée d’une longue préface où il formule sa conviction que ce sont les forces physiques naturelles qui se prolongent dans les capacités créatrices de l’« humanité pensante » :
L’homme surgit au sommet du complexe biochimique, l’art surgit au sommet du complexe humain. La dissection analytique d’une œuvre d’art nous mène inévitablement vers ses composants élémentaires, tout comme le cerveau en soi n’est que quelque composé chimique. […] Je ne puis m’empêcher de sentir une analogie troublante entre ma « plastique cinétique » et l’ensemble du micro et du macrocosmos. Tout y est : l’espace, la durée, les corpuscules et les ondes, les relations et les champs. Mon art transpose donc encore une fois la Nature, cette fois-ci celle de la physique pure, de manière à sentir et à comprendre psychiquement ce monde.
C’est vers cette époque qu’il infléchit son vocabulaire théorique vers un plus grand rationalisme scientiste en choisissant de substituer partout « physique » à « matériel », et en remplaçant « spirituel » par « psychique ».
Vasarely réalise la couverture du numéro de Noël de la revue Art International (vol. 5, n° 10).
1962
12-31 mars : la Pace Gallery à Boston offre à Vasarely une exposition personnelle, préfacée par Sam Hunter, qui revient sur les liens ambigüs de l’œuvre vasarélienne avec la tradition constructiviste européenne :
La dette de l’artiste envers l’esthétique structurelle et les réductions schématiques de Mondrian, de Moholy-Nagy et des constructivistes classiques est claire, et reconnue ; son usage de l’ambiguïté comme moyen d’expression, cependant, le situe fermement dans notre propre époque. Le vacillement [dipsy-doodle] optique de ses reliefs, en particulier, subvertit l’ordre géométrique forclos de l’ancienne génération puriste, et libère une souplesse d’esprit plus en rapport avec nos attitudes contemporaines. On pourrait décrire ces œuvres comme un effort pour définir les limites d’un art intellectuellement contrôlé : au moindre mouvement de tête du spectateur, les formes soigneusement régimentées brisent les rangs et se dispersent dans d’imprévisibles positions. […] Un illusionnisme et un jeu visuel complexes, suggérant de multiples solutions formelles, ont remplacé la foi innocente dans l’ordre pictural monolithique des grands pionniers du constructivisme. Aujourd’hui en Europe, Vasarely porte largement la responsabilité d’un renouveau de l’abstraction géométrique en le plaçant au service de l’esprit contemporain.
Vasarely présente en outre trois tableaux, dont Supernovae, à l’exposition « Konstruktivisten », organisée par Udo Kultermann au Städtisches Museum de Leverkusen, tandis que la galerie Argos à Nantes réunit ses œuvres à celles de François Morellet, du 17 novembre au 14 décembre.
Juin : Vasarely réalise la couverture du magazine L’Œil. En regard d’une reproduction en couleur de Orion, il explique, au sujet du maniement de l’« unité plastique » dont témoigne l’œuvre :
Bien que mes tableaux-exemples soient créés empiriquement comme toute œuvre d’art plastique du passé, dans le respect de l’esthétique intuitive, ils se prêtent à l’investigation de plusieurs disciplines scientifiques, notamment la génétique, la physique (cinétique, optique), l’information, la statistique, l’économie et la science sociale. Ces tableaux-exemples (ou prototypes de départ) renferment d’innombrables virtualités morphologiques traduisibles en noir-blanc (positif-négatif), noir-couleurs, blanc-couleurs, couleurs-couleurs (en contraste ou en harmonie), grâce à la loi de réversibilité de l’« unité plastique » (1=2, 2=1) que j’ai énoncée antérieurement. […] Il s’agit ici d’un langage plastique déjà codifié, permettant le passage de l’œuvre unique à l’œuvre multiple, sans perte d’information qualitative. […] Puisse cette idée plaire aux plus jeunes pour que s’élabore un ‘folklore planétaire’, mouvement de culture en plein accord avec la promotion matérielle du monde.
1963
Mars-avril : Vasarely expose au Musée des Arts décoratifs à Paris un ensemble de réalisations déclinant sous de multiples formes, bi et tridimensionnelles, le principe de l’« unité plastique ». Ces œuvres sont comprises comme le point de départ d’un art susceptible d’applications à l’échelle plus vaste de la « cité polychrome », où s’épanouiront les formes multipliables d’un véritable « folklore planétaire » :
Vasarely propose à la Cité polychrome une œuvre ordonnée, réfléchie, intégrée à l’architecture, dont les inventions à destination sociale s’accroissent nécessairement — en qualité des thèmes : fresque, tapisserie, vitrail, mosaïque — en quantité des éditions : sérigraphies, album ou film. […] Les compositions architectoniques de Vasarely, vêtements du mur, dépassent infiniment les bornes du tableau de chevalet : elles s’étendent avec l’adjonction d’éléments dont la place et la quantité sont d’avance déterminées. Elles se modifient selon la toile, le film, la muraille ou l’album. Contraires à la notion de pièce unique, elles sont des originaux multipliables. Elles dérivent d’un prototype conçu pour qu’elles ne soient pas une mais cent. Leur rareté ne vient pas du nombre mais de la qualité unique qu’elles signifient.
Dans le même esprit, Vasarely présente au 43e Salon des Artistes décorateurs, au Grand Palais à Paris, un long panneau mural en aluminium anodisé noir et or pâle. Intitulé Hondo, il déploie un motif linéaire horizontal dont les courbures engendrent des protubérances en forme de globes.
À la fin de l’année, la Kestner-Gesellschaft de Hanovre consacre à Vasarely une rétrospective d’une centaine d’œuvres de 1935 à 1963, qui voyage l’année suivante au Kunstverein de Düsseldorf et, sous l’égide de Harald Szeemann, à la Kunsthalle de Berne.
Au même moment, la galerie Der Spiegel à Cologne organise une exposition exclusivement consacrée au cycle des Naissances, tandis que la galerie Denise René montre, à partir du 29 novembre, un ensemble de « Peintures cinétiques » récentes. Dans Arts Magazine, Edouard Roditi fait de Vasarely la figure prééminente d’une tendance « hard-edge » au sein de l’École de Paris :
La rare intelligence révélée par Vasarely dans tant de ses œuvres récentes, l’évident sérieux de ses expérimentations quasi scientifiques dans le domaine de l’illusion d’optique, la suprême perfection technique de son exécution, tout cela me fait me demander s’il n’est pas l’un des rares artistes de sa génération vraiment grands.
1964
La IIIe Documenta de Cassel attribue à Vasarely une salle entière où l’artiste alterne compositions spatiales et bidimensionnelles sur le thème de l’unité plastique. Il expose également à la Galleria del Naviglio (Milan, 3-18 décembre, avec une introduction de Umbro Apollonio) et à la Pace Gallery à New York (31 mars-18 avril), dont le catalogue est préfacé par Allan T. Schoer, directeur du Contemporary Arts Center de Cincinatti :
La place de Vasarely comme leader international de l’abstraction géométrique s’est vue confirmée l’année dernière par l’exposition de son œuvre au musée des Arts décoratifs, au palais du Louvre à Paris, un honneur accordé à peu d’artistes vivants. Il a maintenu une position centrale dans le développement continu de la tradition abstraite géométrique en inspirant les progrès d’une plus jeune génération d’artistes auxquels il a montré que des possibilités totalement nouvelles pouvaient résulter de l’organisation abstraite des formes et des couleurs.
Cette importante percée critique dans le monde anglo-saxon est confirmée par l’appréciation d’Annette Michelson pour Art International :
Depuis la mort de Herbin, Vasarely est, de tous les peintres géométriques travaillant là, de loin le meilleur et le plus brillant. […] Dans l’œuvre de Vasarely, cependant, le plus frappant et le plus immédiatement convaincant est la réjouissante extravagance à laquelle un rationalisme de cette qualité militante peut conduire. Son exploitation concentrée de tactiques optiques le porte à des extrêmes de simplicité et de complexité, instaure une dialectique entre l’immédiat et le subtil, animée par une volonté qui s’arrête, dans son adresse au spectateur, au seuil du sadisme. Le spectateur, alternativement passif et actif, est si totalement engagé dans l’immédiateté visuelle et dans la complexité de la perception qu’il fait l’expérience d’une rupture, sinon d’une paralysie, de sa faculté critique. C’est, en tout cas, ce qui se passe avec moi. Je succombe à l’effet tonique de cette gymnastique visuelle.
De son côté, Guy Brett soutient, en l’opposant à Mondrian, que « Vasarely a considérablement étendu le registre de l’art géométrique et l’a sauvé d’une poursuite aveugle de l’absolu et de la permanence, en montrant que l’énergie vitale et le mouvement autant que l’équilibre et la proportion pouvaient être convoyés par des formes géométriques statiques. »
Ces opinions contrastent avec celle de Donald Judd et Frank Stella qui, dans un fameux entretien mené par Bruce Glaser, dénigrent l’abstraction européenne, identifiée à la figure centrale de Vasarely, qui vient d’être récompensé du Guggenheim Award of Merit :
Judd : Quand Vasarely crée des effets optiques dans ses carrés, il n’y en a jamais assez, et il a besoin d’au moins trois ou quatre carrés, inclinés, imbriqués les uns dans les autres, et tous mis en place. C’est à peu près cinq fois plus de composition et de jonglerie qu’il n’en faut. […] La composition de Vasarely produit un effet d’ordre et de qualités propres à la peinture européenne traditionnelle que, pour ma part, je conteste sérieusement… Je ne conteste pas le fait qu’il se passe trop de choses chez Vasarely, mais leur multiplicité produit une certaine structure dont je n’aime pas les qualités.
Aggravant cette complexité, l’alphabet plastique de Vasarely s’enrichit de douze couleurs secondaires et de six couleurs métallisées. Elles peuvent se dégrader selon une échelle de nuances numérotées de 1 pour la plus claire à 15 pour la plus sombre, permettant la programmation manuelle des milliers de combinaisons de tons et de teintes ainsi rendues possibles.
1965
25 et 27 février : ouverture simultanée des expositions « The Responsive Eye » au Museum of Modern Art, où Vasarely est l’artiste le mieux représenté avec Josef Albers, et « Kinetic and Optic » à Buffalo dans le cadre du festival Art Today, deux événements qui contribuent à affirmer la stature de Vasarely comme « père de l’op art » :
Il y a dix ans, à travers des manifestes lucides, Vasarely avait reconsidéré l’œuvre d’art en tant qu’objet ; dépersonnalisé l’action de l’artiste ; rendu ses résultats disponibles pour tous ; fait du spectateur un organisme à stimuler ; introduit le mouvement et le temps dans des objets statiques. […] Il fut le co-fondateur de la Galerie Denise René à Paris qui a soutenu loyalement l’art constructiviste depuis 1945 et qui organisa la première exposition en Europe sur le mouvement, où la « peinture cinétique » de Vasarely révéla dans la peinture une dimension optique aussi radicale que l’introduction du temps et du mouvement dans la sculpture. C’est cette dimension optique qui est devenu l’objet de « The Responsive Eye » et qui s’adjoint à la composante cinétique de Buffalo.
Vasarely partage avec Alberto Burri le Grand Prix de la 8e Biennale de Sao Paulo. Il participe également à celle de Venise, suscitant un important essai de Hubert Damisch sur l’apparition récente d’un « nouveau genre d’illusionnisme », situé dans une histoire plus longue que celle de la seule peinture moderne :
Si l’on définit souvent l’art moderne comme le rejet du ‘trompe-l’œil ‘ et de toute forme d’illusionnisme, les recherches de Vasarely semblent curieusement se rattacher à celles d’un Paolo Ucello et aux mécanismes de la vision qui prétendent obtenir, par la seule partition de la surface et la superposition sur le plan d’éléments géométriques en clair-obscur, des effets de volume et de profondeur auxquels l’œil ne peut se soustraire.
Parution du premier volume du chef-d’œuvre éditorial de Marcel Joray et des Éditions du Griffon à Neuchâtel : un ouvrage conçu et mis en page par Vasarely, mobilisant plusieurs sortes de papiers ou de transparents, et de techniques d’impression. Trois autres volumes, tout aussi soignés et inventifs, paraissent respectivement en 1970, 1974 et 1979.
1966
Vasarely inaugure sa collaboration avec la galerie Sidney Janis de New York par une exposition de cinquante-quatre peintures récentes, accompagnée d’un luxueux catalogue.
25 mars : Vasarely est inclus dans l’exposition « Pop Op » à la Galerie an Dom à Francfort, vaste rassemblement de multiples conçus par des artistes issus des mouvances pop et op, que l’esprit du temps assimile de plus en plus à mesure que se diffusent les formes de l’art optique et cinétique dans la culture quotidienne :
Avec Vasarely l’op art a pris d’assaut la mode, la décoration, la construction, la publicité, le dessin humoristique, les vitrines des magasins. On vend des kilomètres de ‘Vasarely’ : tissus, torchons, foulards, draps, serviettes, papier d’emblallage. — Je ne suis pas pour la propriété privée des créations, dit Vasarely, que mon œuvre soit reproduite sur des kilomètres de torchon m’est égal ! Il faut créer un art multipliable.
Juin-juillet : la préface de la nouvelle exposition « Vasarely » à la Galerie Denise René est confiée à Abraham Moles, qui met en relief la dimension « structuraliste » et « algorithmique » de « l’art permutationnel » de Vasarely :
Vasarely préfigure l’art à la machine. Bien que son travail soit uniquement manuel, et que son atelier ne recèle pas la moindre règle à calcul, son art est déjà une image du produit de l’ordinateur. […] Vasarely en est conscient, il sait mieux que quiconque qu’il ne s’en faut plus que d’un progrès technique pour que ses œuvres soient variées à l’infini par des machines à manipuler les éléments d’information. C’est en cela qu’au-delà de l’op art son œuvre s’inscrit dans la ligne d’une évolution plus profonde, celle de l’adéquation de l’art aux caractères latents de la société.
Dans l’étude la plus complète publiée jusqu’alors, Henri Van Lier fait entendre une tonalité très proche et situe la démarche de Vasarely au cœur des mêmes enjeux civilisationnels :
Si Vasarely nous fait penser au technicien ou au savant contemporains, c’est que son art implique les mêmes catégories de l’agir et de la pensée, la même définition des rapports entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme. Et c’est cette convergence-là, secrète mais essentielle, qui importe à l’éclosion d’un nouvel humanisme.
1967
Dans Arts et Loisirs, Jean-Jacques Lévêque annonce :
On a vécu en 1966, on vivra en 1967 dans un décor ‘op art’. Ainsi chaque époque se définit par un type de climat. […] Ce furent, en 1925, les lignes cubiques, sèches, austères, sorties de Mondrian et ce sont, aujourd’hui, les lignes géométriques, foisonnantes, dynamiques et joyeuse, sorties des Vasarely, père du op art, le plus grand poète de la ‘dynamique’ de notre temps. […] Celui qui invente la beauté au temps des autoroutes, de la cybernétique, des avions supersoniques, du twist et des robes aptes à perpétuer la jeunesse du corps. Car Vasarely c’est tout cela à la fois : la rue livrée au plaisir du rythme, les murs envahis par la foison des couleurs qui chantent et se multiplient, et le visage nouveau des femmes qui s’habillent ‘op’, qui achètent ‘op’, qui vivent ‘op’, parfois peut-être sans le savoir.
Consacrant la montée de cet art du multiple et du produit dérivé, le Stedelijk Museum à Amsterdam présente un ensemble de près de cent trente sérigraphies de Vasarely. A Zurich, les éditions Pyra-William Wise commencent à commercialiser un large choix d’éléments modulaires en polystyrène et résine polyester pour intégrations murales reprenant certains thèmes formels dérivés du « folklore planétaire ».
Engagée dans cette démocratisation culturelle, la Galerie Denise René rive gauche ouvre en novembre l’exposition « Vasarely : multiples ».
A l’occasion du 50e anniversaire de la Révolution russe, Vasarely, membre adhérent du Parti communiste français, conçoit la « une » du magazine L’Express (6-12 novembre). Le symbole soviétique de la faucille et du marteau se métamorphose en un point d’interrogation : « Ce point d’interrogation ne s’adresse pas à la Russie, mais à l’idée de révolution. […] Je regretterai peut-être un jour de l’avoir fait, mais je ne le pense pas. »
1968
Janvier-février : nouvelle exposition, de plus de soixante œuvres récentes, à la Sidney Janis Gallery de New York. Vasarely est également représenté par cinq œuvres à l’exposition « Plus By Minus : Today’s Half-Century » qui se tient à la Albright-Knox Art Gallery de Buffalo.
À l’occasion des Jeux Olympiques d’Hiver organisés par la ville de Grenoble, Vasarely conçoit pour la tribune de l’anneau de vitesse sur glace un Mur cinétique de 300 m2 constitué de panneaux en lames d’aluminium formant des cibles noires et blanches vibrantes. Comme l’écrit Vasarely, « le mur devait déjà, par sa structure, suggérer la vitesse des patineurs ».
Au soir du 27 décembre, Vasarely est interviewé par le chanteur pop Michel Polnareff dans les décors conçus par l’artiste pour l’émission de variétés « Quatre Temps » sur la 1ère chaîne de la télévision française.
1969
Octobre-novembre : nouvelle exposition à la Sidney Janis Gallery et première rétrospective de Vasarely dans son pays natal, au Mücsarnok de Budapest. À cette occasion, Vasarely établi les premiers contacts avec les représentants de la ville de Pécs pour la création d’un Musée Vasarely.
Toute ma vie j’ai cherché un langage universel qui rapprocherait les hommes au lieu de les opposer. C’est pour moi un aboutissement merveilleux que de pouvoir faire entendre ce langage même à l’Est.
À l’occasion de l’année des Droits de l’homme et sous l’égide de l’UNESCO, Vasarely, « le maître incontesté de l’art pour les masses », en conçoit le symbole graphique et l’accompagne d’une longue déclaration :
La civilisation machiniste globale est avant tout un programme d’éducation, suivi d’expansion économique et de l’établissement de la justice sociale. En partant de ce point, l’élaboration persévérante des causes de friction et la recherche de facteurs de rapprochement entre nations et races nous achemineront vers l’âge d’or non pas d’un groupement ethnique privilégié, mais de la terre tout entière. Le grand pôle d’attraction permettant la convergence des populations vers ce but sont indiscutablement les sciences et les arts qui se confondent à présent.
The following year, for the International Year of Education, he creates a new graphic symbol in the form of a frontal face, constructed from the circular black and white circular shapes emanating from his forehead.
Vasarely participe à l’exposition « Formes computables » au Centre de calcul de l’Université de Madrid, qui clôt un séminaire consacré à l’imagination artificielle et à la « génération des formes plastiques ».
Novembre : sortie au Royaume-Uni de l’album « Space Oddity » de David Bowie. Sa couverture est un photomontage de Vernon Dewhurst reprenant l’œuvre CTA 25 Neg de Vasarely. En 1977, le chanteur rendra visite à l’artiste à son atelier d’Annet-sur-Marne ; la rencontre est immortalisée par une série de photographies de Christian Simonpietri.
1970
Mars-avril : sous le titre « Polychromies multidimensionnelles », la galerie Denise René dévoile un ensemble d’œuvres fondées sur les jeux illusionnistes de la perspective axonométrique, dont les premiers exemples datent de l’année précédente.
Mai : le « Musée didactique » est inauguré dans le château Renaissance de la ville de Gordes, restauré et aménagé aux frais de l’artiste. Il abrite près de mille cinq cents œuvres couvrant l’ensemble de la carrière de Vasarely, et notamment la totalité de ses prototypes-départ originaux. Cette « tableauthèque » se consulte grâce à des présentoirs mobiles qui font se succéder les œuvres à intervalles réguliers sous les yeux du visiteur. Offrant en outre de nombreux aperçus sur l’intégration des arts dans la cité moderne, le Musée didactique de Gordes préfigure le projet du futur Centre architectonique d’Aix-en-Provence.
1971
Sur une trame dérivée de l’alphabet plastique, Vasarely réalise deux fresques en vis-à-vis pour la salle des pas perdus du nouveau bâtiment de la gare Montparnasse à Paris.
En juin, la galerie Denise René consacre à Vasarely une exposition de ses collages récents.
1973
16 décembre : pose de la première pierre du Centre architectonique d’Aix-en-Provence, au Jas de Bouffan. Vasarely dépose dans les fondations un texte portant la résolution : « Nous serons dignes de Cézanne ». Destiné à abriter les propositions monumentales de Vasarely pour l’intégration de son vocabulaire plastique à l’architecture, le projet de l’artiste est exécuté par deux architectes des Monuments historiques, Jean Sonnier et Dominique Ronsseray.
Le Museo de Arte moderno de Mexico montre à partir du 8 novembre une exposition de cent œuvres de Vasarely.
1974
Vasarely participe au vaste programme d’intégrations architecturales du siège de la Régie Renault à Boulogne-Billancourt en installant trente et un panneaux en aluminium anodisé qui cloisonnent l’espace de la salle à manger des cadres.
1975
Le Centre architectonique d’Aix-en-Provence sort de terre. C’est un vaste bâtiment dont les parois extérieures offrent une succession de facettes noires et blanches reproduisant l’unité plastique fondamentale. Il est constitué de seize alvéoles hexagonales de huit mètres de hauteur, ouvertes les unes sur les autres, abritant quarante-deux exemples monumentaux d’intégrations architectoniques représentatives de tous les aspects du langage vasarélien, dans tous les matériaux disponibles : « Moins un monument qu’une démonstration, moins un musée qu’une machine à convaincre, une sorte de kaléidoscope géant où l’on découvrira, s’il se peut, la beauté future », écrit Pierre Joly.
1976
14 février : deux avions spéciaux, affrêtés par l’artiste, ont amené la foule de personnalités et de journalistes qui se presse pour l’inauguration de la Fondation Vasarely à Aix-en-Provence. La cérémonie se tient en présence de Claude Pompidou et du Premier Ministre Jacques Chirac, dont le discours situe le projet vasarélien dans une perspective historique et internationale :
Nous qui nous sentons si pleinement européens, nous qui savons ce que recèle en lui de forces vives notre continent, jamais las d’inventer les mots et les choses, comment ne serions-nous pas sensibles à ce que représente, ici, sous ce ciel de Provence, l’accomplissement du projet conçu jadis à Weimar par le créateur du Bauhaus ?
Des dizaines d’articles publiés en France et dans le monde entier, dont Vasarely a tenu un compte fidèle, amplifient l’écho de l’événement.
Ouverture du Musée Vasarely de Pécs dans un ancien presbytère situé face à la maison natale de l’artiste, autour d’un fonds d’œuvres originales, de tapisseries et de sérigraphies offert par l’artiste. Ce fonds s’enrichit de la présence d’œuvres de Dewasne, Yvaral, Morellet, Soto, Seuphor, etc., tirées de la collection personnelle de l’artiste, ainsi que d’un ensemble de Claire Vasarely.
1977
Dans Paris Match, Vasarely défend l’ouverture du Centre Georges-Pompidou, « une sorte d’aimant esthétique ». Son portrait tramé de l’ancien président de la République, initiateur du projet, accueille les visiteurs dans le hall :
On a beaucoup exagéré mes liens avec le président Pompidou. J’ai été quelques fois à l’Elysée ou à Brégançon. Le Président m’est alors apparu comme un homme porté sur l’art, mais d’une manière très éclectique, sans esprit d’école. Un être pétri de culture, mais qui respectait l’opinion des autres. Il aimait tout. […] Finalement, il était conscient de ses responsabilités ; il croyait au rôle de la France dans l’art. Il ne faut pas voir ailleurs l’inspiration du Centre Beaubourg.
Le poète concret Eugen Gomringer consacre une longue étude au Centre architectonique d’Aix-en-Provence et à l’utopie de la Cité Polychrome :
La Cité polychrome de Vasarely doit être considérée comme étant la plus grande œuvre artistique humainement réalisable. Elle allie la valeur plastique d’un espace physique à une dimension psychique réelle. Elle est Forme-Couleur-Espace. […] La Cité polychrome revêt un caractère exemplaire. C’est un modèle parfait et, en tant que tel, sa fonction est de souligner la différence entre ce qui existe et ce qui devrait exister.
Vasarely est fait docteur honoris causa de l’Université de Cleveland et le maire de la ville déclare le 9 novembre un « Vasarely Day ». Par ailleurs, l’artiste devient conseiller d’honneur de l’Association internationale des Arts plastiques de l’UNESCO.
1978
Inauguration, le 18 mai, du Vasarely Center sur Madison Avenue à New York, « créé pour promouvoir ses idées et sa philosophie de l’art, ses recherches architectoniques et urbaines ». La veille, l’artiste s’était vu décerner un Certificate of Distinction par l’Université de New York.
Concrete poet Eugen Gomringer devotes a long study to the Centre architectonique of Aix-en-Provence and to the utopia of the Polychrome City:
Vasarely’s Polychrome City must be considered the greatest work of art humanly achievable, combining the plastic value of a physical space with a real psychic dimension. It is Shape-Colour-Space. […] The Polychrome City has an exemplary character. It is a perfect model and, as such, its function is to highlight the difference between what exists and what should exist.
Vasarely is made a doctor honoris causa of Cleveland University, with the city’s mayor declaring 9 November “Vasarely Day.” Vasarely is also appointed honorary advisor to the UNESCO International Association of Plastic Arts.
1978
Inauguration on 18 May of the Vasarely Center on New York’s Madison Avenue, “created to promote his ideas, philosophy of art, architectonic and urban researches”. The day before, the artist had been awarded a Certificate of Distinction by New York University.
1979
Vasarely réalise la couverture du numéro spécial du Courrier de l’UNESCO, consacré à Albert Einstein.
Hommage de l’art à la science, ce tableau de Victor Vasarely, Einstein (1976), où viennent s’incurver les lignes de l’espace-temps, brille comme un emblème du génie du grand physicien né il y a cent ans.
1980
Dans Opus international, dont il réalise la couverture, Vasarely annonce que « nous sommes à l’aube d’un nouveau style » et présente une série de projets, commandés par EDF l’année précédente, pour l’habillage chromatique des centrales nucléaires. Il se lance dans un « éloge de l’énergie » :
Si la France gagne sa propre bataille nucléaire énergétique, elle sera victorieuse dans le monde entier, comme elle l’a été au Moyen-Age, en créant les cathédrales.
1982
Le dernier livre publié de Vasarely, Gea, est une dérive poétique, entre art, science et science-fiction, sur la place de l’homme et de la création dans un univers transformé par les découvertes de la physique contemporaine.
1983
Vasarely est fait citoyen d’honneur de la ville de New York.
1987
8 mai : après sept années de tractations, le Musée Vasarely de Budapest ouvre ses portes en présence de l’artiste, qui a concédé une donation de plus de quatre cents œuvres.
1990
Décès de Claire Vasarely au domicile familial d’Annet-sur-Marne.
1997
15 mars : Victor Vasarely décède à Paris. Les hommages en provenance du monde de l’art, mais aussi du monde politique, affluent. Il était, selon le journal Le Monde, le « peintre de la foi dans le progrès technique », une foi « qui fait de l’art de Vasarely le style des années Pompidou, au même titre que la DS de Citroën ou les fauteuils dessinés par Pierre Paulin. » La peinture de Vasarely se hissait au niveau des grandes mythologies du XXe siècle.